Andy Powers et moi-même nous sommes réunis autour d’un immense et superbe plan de travail se dressant au milieu de son atelier récemment rénové sur le campus Taylor. Nous avons abordé la situation de l’entreprise en matière de fabrication. Cet espace de type studio est un cadre idéal : propre, spacieux, baigné de lumière grâce aux baies vitrées installées d’un côté, il inspire à coup sûr quiconque aime le bois et le travail de ce matériau. L’atelier est équipé de magnifiques plans de travail sur mesure et d’armoires de rangement, tous conçus à partir de morceaux épars de sapelli, mimosa à bois noir, ébène et autres essences n’ayant pu être employés pour des guitares, y compris le sol en ébène et sapelli, rappelant un damier. L’atmosphère est rustique-chic : chaleureuse, sans prétention et extrêmement fonctionnelle.
Au final, ce que vous entendez d’une guitare acoustique, c’est un composé de tous ses éléments.
Chaque élément de la pièce est minutieusement disposé, allant de supports muraux soutenant des ensembles choisis de bois destinés à des projets futurs, à une étagère triangulaire en bois accueillant des pinces, en passant par des ponceuses et autres machines essentielles, notamment une scie à ruban Davis & Wells fabriquée avant la 2de Guerre mondiale qu’Andy adore.
« Bill Collings m’a transmis son amour pour ces outils », sourit-il, m’expliquant fièrement l’histoire et les performances supérieures de cette machine. « J’ai aussi la chance d’en avoir une dans mon atelier, chez moi. »
En tant qu’artisan, Andy déclare qu’il a toujours pris en considération les milieux que les gens établissent pour y vivre ou travailler.
« Mon père a été charpentier toute sa vie, bien que le seul hommage que j’aie rendu à l’affaire familiale ait été de travailler sur ma propre maison », poursuit-il. « Étant donné que je porte ce patrimoine en moi, je pense qu’il est intéressant d’observer les espaces que les gens créent pour eux : cela donne des informations sur leur mode de vie, leur façon de voir l’existence, la manière dont ils souhaitent faire l’expérience de certaines choses. »
Cela n’a pas échappé à Andy : nombre d’entre nous ont été forcés de modifier radicalement leur mode de vie et de travail au cours des deux dernières années et ce, en raison de la pandémie. Voyons le bon côté des choses de cette prise de conscience collective : elle nous a peut-être permis de reconsidérer nos priorités dans la vie, d’éventuellement avoir un autre point de vue sur les choses et de repenser nos existences de manière plus significative.
Certaines personnes ont décidé d’apprendre à jouer de la guitare ; d’autres s’y sont remises après avoir arrêté un long moment. Dans le cas d’Andy, il a saisi l’occasion pour non seulement réaménager son espace de travail, mais également pour se pencher sur son rapport à la lutherie.
On ne joue pas tous de la même manière, on n’écoute pas tous de la même manière… De ce fait, je ne veux pas construire toutes nos guitares à l’identique.
« Je peux vous dire que je suis encore plus enthousiaste qu’auparavant à l’idée de concevoir des guitares », affirme-t-il. « Cela fait longtemps que je m’y consacre, et j’adore toujours autant ce que je fais. Comme dans toute relation à long terme, avec le temps, on s’adapte, on évolue. Je pense qu’il est important de prendre du recul, de contempler l’instrument et de se poser la question suivante : “Sous quel angle je le prends, maintenant ?” Comment cette relation a-t-elle changé ? Même les composants valent le coup d’être pris en compte : nous avons travaillé avec des milliers de morceaux d’acajou, d’érable ou d’épicéa, mais il est bon de faire une pause et de se dire “D’habitude, on fait comme ci, mais que se passerait-il si on faisait plutôt comme ça ?” J’ai l’impression qu’il nous reste encore beaucoup à découvrir au sujet du bois et des instruments qui en découlent. »
Outre un amour partagé avec son père pour le travail du bois, l’innovation semble également faire partie du patrimoine génétique d’Andy. Il nous montre un mur orné de reproductions encadrées de dessins de brevets esquissés à la main, illustrant des inventions nées dans l’esprit de son trisaïeul Arthur Taylor (oui, son nom de famille était Taylor) au début des années 1900. Elles vont d’un dispositif d’allumage par étincelle pour moteurs à combustion interne à une tête de marteau dotée d’un système de guidage pour clou intégré à la panne fendue, permettant ainsi à son utilisateur de planter un clou d’une seule main.
« C’est amusant de regarder ces dessins et de songer à la manière dont il observait un objet aussi familier qu’un marteau, mais avec un regard nouveau, pour en améliorer la fonction », sourit-il.
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Comme il s’agit de notre édition consacrée aux guides des guitares, nous nous sommes dit qu’il n’existait pas meilleur moyen de poser le cadre que de prendre du recul aux côtés d’Andy pour aborder avec lui ses désirs en matière de design chez Taylor, l’évolution de notre gamme d’instruments et ses projets pour l’avenir. Une chose semble sûre : grâce aux designs révolutionnaires d’Andy, les diverses personnalités de nos instruments n’ont jamais été aussi bien représentées au sein de notre collection.
Cela fait maintenant 11 ans que tu travailles chez Taylor. Quand tu regardes en arrière, as-tu l’impression d’être arrivé avec un mandat ou une mission créatif(ve) spécifique, pour lesquels tu aurais passé un accord avec Bob ?
Nous n’avons pas commencé notre collaboration avec un mandat ou un ordre quant au design ; nous avons simplement déclaré que nous voulions que les guitares soient plus musicales. Pour nous, c’était la voie noble, si l’on puit dire. Notre tâche, en tant que luthiers, c’est de servir le musicien. J’aime quand les instruments sont recherchés à des fins de collection, quand les gens les apprécient pour leur beauté… Mais notre but, c’est aussi que les guitaristes puissent jouer de la musique. Tel quel, faire de la musique est quelque chose d’assez abstrait. Et pourtant, je pense que c’est un art vraiment essentiel, car les gens parviennent ainsi à donner un sens au monde et à s’exprimer. Pour continuer en ce sens, je veux que chacune de nos guitares réponde à un objectif musical.
Et ces objectifs peuvent être différents suivant les guitares.
Chaque guitare doit répondre à un unique objectif. Elles ne peuvent – et ne doivent – pas réagir exactement de la même manière. Quand je consulte l’ensemble de notre catalogue et que je joue sur tous les instruments, ce qui se distingue, selon moi, c’est que leurs sonorités sont fondamentalement musicales, comme il se doit pour des guitares. Au-delà de ça, nous ne les entendons pas toutes de la même façon. Certaines ont un son plus intimiste, d’autres plus conséquent ; quelques-unes ont une projection impressionnante, d’autres sont très sensibles au toucher ; certaines délivrent un son chaleureux, sombre ou changeant, d’autres sont vives et enjouées. Parmi ces guitares, vous voudrez en entendre dans une superbe pièce paisible, alors que pour d’autres, c’est sur une grande scène que vous vous imaginez. Tous ces instruments ont des buts et des personnalités spécifiques, et c’est pour cette raison qu’il est important de fabriquer des guitares différentes. De nombreuses variables font qu’un instrument n’est approprié que pour une certaine application.
Quand tu as rejoint Taylor, je suis sûr que tu connaissais déjà bien nos guitares. Mais as-tu immédiatement vu l’occasion qui s’offrait à toi de diversifier encore notre gamme ?
Oui, j’ai clairement constaté qu’il était possible de développer encore l’offre d’instruments. Si tu regardes les guitares que nous fabriquions il y a 15 ans, tu verras une grande similitude en termes de construction. On changeait principalement la forme et le bois du dos et des éclisses ; c’était les deux grandes variables à modifier. En interne, une grande partie des composants étaient identiques. Certains étaient refaçonnés rapidement pour mieux convenir, mais la plupart étaient très similaires. Selon moi, il s’agissait d’une opportunité de développer et de créer un portefeuille sonore encore plus étoffé.
De plus, tu as commencé ta carrière en fabriquant des instruments sur mesure. Chaque guitare créée répondait spécifiquement aux besoins d’une personne.
Oui, en termes de production, j’avais de l’expérience, mais à l’autre extrémité du spectre ! Quand quelqu’un venait me voir et me demandait de lui fabriquer une guitare, je lui disais : « Avant de décider si ça sera une guitare arch top, flat top, électrique ou peu importe, quels sons voulez-vous en tirer ? Qu’écoutez-vous ? Quels types de sonorités aimez-vous ? Quels types de sonorités n’aimez-vous pas ? » Une fois ces considérations évoquées, nous commencions à faire des choix pour créer un instrument qui répondrait aux critères désirés. Dans ce contexte, la diversité musicale m’intéresse toujours beaucoup. J’aime la variété chez les musiciens, les styles musicaux, les procédés de composition, les types de prestations scéniques. Je pense que c’est génial. On ne joue pas tous de la même manière, on n’écoute pas tous de la même manière… De ce fait, je ne veux pas construire toutes les guitares à l’identique.
Au bout de 11 ans, quand tu regardes notre gamme de guitares, comment l’évalues-tu en termes d’évolution ?
Je suis fier de ce que nous avons achevé en tant que luthiers. Quand je contemple tous les modèles que nous fabriquons, la gamme de sonorités est plus vaste qu’elle ne l’a jamais été auparavant. Une gamme plus étoffée d’allures, d’applications musicales, de sonorités, de sensations… Toutes basées sur certaines qualités fondamentales que nous souhaitons conserver. Ces qualités fondamentales sont ce que Bob décrirait comme étant les éléments objectifs qu’il a recherchés pendant des décennies. Pour ma part, je les qualifie d’incontournables. La guitare doit bien se jouer. La configuration doit être excellente, le manche doit être droit, fiable, précis ; les notes doivent être justes. Les structures mécaniques de chaque instrument doivent être foncièrement solides. Une fois cela établi, vous pouvez commencer à vous pencher sur les sons des instruments. Grâce aux équipements modernes, vous pouvez évaluer la sonorité en fonction de l’analyse de spectre ou autres outils semblables ; toutefois, je trouve qu’il est plus utile d’évaluer les sonorités comme les interpréterait un artiste. Avec une guitare donnée, vous pourriez employer des termes techniques et dire qu’elle possède une certaine sensibilité autour de XX hertz [l’unité de mesure des fréquences], mais moi, ce que je ressens, c’est que cette guitare est sensible à mon toucher. Ou alors, que cet instrument me donne l’impression de transmettre mes émotions, car je peux en tirer des sons articulés même avec un jeu délicat ; je peux en jouer énergiquement, je peux en jouer avec poigne ou en douceur… Il réagit de telle ou telle manière. Chaque design semble nous inviter à jouer avec une emphase spécifique. Avec l’une de nos guitares Grand Orchestra actuelles, vous vous voyez prendre un bon gros médiator et en jouer avec force : c’est un son robuste, audacieux… Le triple expresso des sons de guitare. C’est puissant. J’aime la diversité en matière de couleurs sonores, et je veux les envisager sous l’angle de mon ressenti en tant que musicien.
Cela fait quelques années maintenant que l’ère du barrage V-Class a débuté, et ce design promettait notamment un nouveau moteur sonore qui repousserait les frontières et contribuerait à une évolution continue. En retour, cela a donné naissance au barrage C-Class pour les guitares GT. As-tu l’impression que le V-Class réponde à tes attentes ?
On profite vraiment des opportunités de développement que nous offre le barrage V-Class. J’ai été ravi d’intégrer le barrage asymétrique C-Class sur les guitares GT, et on s’achemine vers des évolutions futures à cet égard. Pour les guitares V-Class en elles-mêmes… on peut leur prêter des voix différentes. Même au sein des modèles distincts, où nous employons les mêmes bois, nous avons poussé l’expérience jusqu’à créer des intonations singulières pour le barrage du dos, simplement en se basant sur le modèle. Vous entendrez ces couleurs spécifiques se révéler selon l’emploi des instruments. Par exemple, si vous regardez le barrage du dos d’une 652ce Builder’s Edition 12 cordes en érable, vous constaterez que son profil est très différent de nos autres guitares érable : la manière dont les extrémités du barrage s’achèvent, leur emplacement, sont spécifiques à la voix de cette guitare.
Tu as également étoffé la palette sonore de Taylor avec de nouveaux styles de corps, comme la Grand Pacific. Alors que ces modèles, ainsi que d’autres GT, parviennent entre les mains des musiciens, on a l’impression de voir un élargissement notable de l’attrait de la gamme, au-delà de notre emblématique Grand Auditorium. Pourtant, pendant longtemps, ce modèle était synonyme de ce que les gens considéraient comme le son caractéristique de Taylor.
Oui, c’est assez vrai. On connaît les gens grâce à leur œuvre, et ça se vérifie, que vous soyez luthier, musicien ou artiste dans un tout autre domaine. Il est très facile de s’habituer à un certain style quand cela représente la majeure partie de votre travail. C’est comme écouter ton groupe préféré : tu t’habitues à ses sonorités, ses morceaux et son style. Quand il sort un nouvel album complètement différent, tu sais que c’est le même groupe, mais il a évolué, il délivre davantage de couleurs, de sons. En tant que luthier, bien sûr, les gens nous considèrent comme LE fabricant de Grand Auditorium. Nous fabriquons la guitare acoustique moderne par essence : une GA avec un pan coupé. Et nous adorons ces guitares. Elles s’intègrent parfaitement dans la myriade d’applications musicales qu’un musicien peut vouloir tirer d’une guitare acoustique. Toutefois, on ne doit pas s’y limiter. En tant qu’entreprise, nous avons commencé par des guitares Jumbo et Dreadnought avant de créer la Grand Concert. Nous avons présenté les modèles GS et GS Mini. Plus récemment, elles ont été rejointes par la Grand Pacific et la Grand Theater. J’adore voir l’accueil qu’ont réservé les musiciens aux guitares GP et GT. C’est génial de voir toutes ces variantes trouver leur place dans des cadres musicaux différents. Je les adore toutes.
Avec notre guide annuel des guitares Wood&Steel, nous avons tendance à décomposer nos guitares et à expliquer les caractéristiques sonores associées à des éléments-clés, comme la forme et les essences de bois. L’an passé, tu nous as aidés à élaborer des graphiques de tonalité pour les différents bois, et tu as identifié quatre catégories permettant de créer un profil sonore pour chaque bois (gamme de fréquences, profil harmonique, réflectivité [reflète le musicien/le design vs. reflète le bois] et sensibilité au toucher). En réalité, une guitare, c’est un système bien plus complexe organisé autour de ses composants. D’une certaine manière, il faudrait créer un graphique pour chaque modèle, car il reflèterait davantage la manière dont ces éléments interagissent.
En réalité, quand tu saisis une guitare et que tu joues une note, il est difficile de décrire ce que tu entends. Est-ce que tu entends la corde ? Le médiator ? Le sillet, le chevalet, la table, le dos, le manche, le barrage interne, la taille, la masse d’air au sein de l’instrument ? Le son ne peut pas être caractérisé par un seul de ces aspects, et j’ai du mal à assigner un pourcentage du son d’une guitare à un composant plutôt qu’à un autre. Je sais que nous voulons décomposer les choses pour mieux les comprendre, car nous aimons nos instruments, et chaque amateur désire mieux comprendre sa guitare. Je pense que c’est une bonne chose. Toutefois, au final, ce que vous entendrez est un composé de tous ces éléments.
Y compris le musicien.
Absolument. J’ai récemment lu un livre écrit par un ingénieur qui enregistrait Elton John au début des années 70, et à cette époque tout le monde voulait le son de piano d’Elton… L’ingénieur a recouru à des techniques de placement de micros et autres pour essayer de reproduire le son de l’artiste, mais rien à faire : cela sonnait toujours comme le piano du studio. Puis Elton est arrivé, a commencé à jouer… Et le piano a pris vie. Ce n’était pas le piano : il fallait la « patte » d’Elton sur l’instrument. C’est assez remarquable, car sur un piano, il y a des mécanismes entre la corde et les doigts du musicien. De multiples engins viennent entraîner l’abaissement de la touche, via le marteau recouvert de feutre qui vient taper sur la corde et qui s’abat à chaque fois au même endroit. J’ai alors songé à la façon dont on pouvait poser les doigts sur les touches, qui permettrait d’entendre les nuances même par l’intermédiaire de cet imbroglio complexe de petits mécanismes de bois/feutre/cuir qui finissent par frapper une corde, et qui changerait radicalement le résultat obtenu. Si l’on se replace dans le contexte d’une guitare, où les doigts du musicien sont directement en contact avec les cordes, cela ne m’étonne pas que la guitare soit un instrument aussi personnel. Il sonne comme la personne qui en joue.
Laissons de côté les caractéristiques sonores pendant un moment. Tu as parlé de sensations, de réactions, qui sont liées au son mais qui sont pourtant des concepts différents.
Il y a des différences au-delà de la sonorité, car on ne parle pas seulement de que l’on entend, mais aussi de ce que la guitare te fait ressentir. En retour, on ne parle pas directement de la distance des cordes par rapport à la touche, de leur tension ou du diapason – des qualités définies et mesurables. On parle de la communication à double sens dont vous faites l’expérience quand vous jouez sur une guitare donnée. Quand vous saisissez une guitare et que quelque chose ressort de l’association entre les sonorités que vous en tirez, des sensations de ces cordes sous vos doigts, de la résilience et de la souplesse, de la sensibilité au toucher (la combinaison de tous les éléments tactiles et des sonorités qui en résultent), cela vous donne des informations sur la manière dont un musicien interagit avec l’instrument.
Un musicien ne doit jamais se sentir submergé par les choix qui s’offrent à lui. Les variantes sont juste là pour lui permettre d’explorer ses désirs.
J’ai récemment joué sur un grand nombre d’instruments différents, et cette conversation dynamique ressort vraiment. Quand je prends une guitare arch top, elle délivre une certaine réponse et m’oriente vers une direction spécifique. Je remarque que mon toucher diffère selon la guitare choisie. Quand je saisis une GT, quelque chose dans la grâce des cordes, dans la promptitude de sa réaction, me fait même jouer différemment une mélodie identique. Je vais l’infléchir différemment ; je vais articuler la corde d’une manière distincte. Si je prends une Grand Orchestra ou une Grand Pacific, je vais pouvoir jouer la même chose, mais mon toucher ne sera pas identique. Il aura évolué en fonction des sons que je tire de la guitare. De nombreux musiciens se servent de cette interaction guitariste/instrument à leur avantage, et choisissent délibérément un modèle pour orienter leur jeu dans une certaine direction. Il arrive parfois qu’ils sélectionnent ce qui pourrait être considéré comme un instrument atypique par rapport à leur modèle familier et ce, pour s’obliger à se tourner vers une voie créative entièrement inédite.
On peut parler un instant des cordes ? Dans tes designs de guitares les plus récents, tu as commencé à varier et à mettre des cordes D’Addario sur les modèles American Dream. Les cordes sont une composante importante des sensations et des sons d’une guitare, et elles jouent aussi sur les préférences d’un musicien. Tu peux nous en dire plus sur l’impact de cordes spécifiques en matière de sensations et de sons ?
Si l’on poursuit sur notre idée de l’instrument en tant que système qui donne des informations sur le musicien et ses performances, la relation dynamique entre l’instrument et celui qui en joue a lieu via les points de contact d’une guitare. Je fais souvent la comparaison avec des planches de surf. Chaque planche a naturellement une volonté propre, une façon dont elle veut être montée ; certaines conditions seront plus propices que d’autres à une bonne pratique de ce sport. Au-delà de cette personnalité inhérente, vous pouvez la perfectionner en modifiant certaines petites caractéristiques, qui amélioreront sa fonction de manière unique. Les guitares, c’est pareil. Premièrement : intrinsèquement, que fait une guitare ? Ensuite, de quelles cordes l’équipez-vous ? Si un ami me dit qu’il a une nouvelle guitare, ma première question c’est « Tu as pris quoi ? », suivie de « Qu’as-tu monté comme cordes ? ». Ma troisième question serait « Tu utilises quoi comme médiator ? » (le cas échéant). En général, je pose mes questions dans cet ordre. En effet, la guitare a son importance (elle vous indique ce sur quoi vous travaillez), et vous allez décider de la façon de peaufiner ses sonorités grâce aux cordes dont vous allez l’équiper. Il ne s’agit pas que de choisir entre cordes enduites ou non : il faut également prendre en compte l’alliage du filetage et le tirant. Quelle est la composition des cordes ? Sont-elles en phosphore-bronze ? S’agit-il de cordes nickel-bronze comme celles dont nous équipons notre nouvelle AD27e Flametop ? Chacune de ces variables met en valeur un spectre spécifique, un type de réponse distinct, un style de son différent qui vient alimenter le système mécanique. Revenons au médiator : si un musicien y recourt, il est amusant de prendre en considération l’influence que ce plectre a dans l’équation. Selon la rigidité, la forme et la texture de la surface du médiator, cela implique une myriade de variables avec lesquelles jouer lorsque l’objet vient toucher les cordes. Malgré les nombreux paramètres à envisager, un musicien ne doit jamais se sentir submergé ou intimidé par les choix qui s’offrent à lui. Les variantes sont juste là pour lui permettre d’explorer ses désirs.
Pour nous, en tant que fabricant, d’autres considérations entrent souvent en ligne de compte en matière de choix des cordes, notamment le son et la performance d’exception des guitares dans divers lieux de vente dans le monde entier, c’est exact ?
Oui, tout à fait. D’une certaine façon, c’est similaire au parcours d’un constructeur automobile quand il fabrique une voiture ou un camion. Il veut que le véhicule se comporte bien pendant la période de rodage afin de lui assurer une longue durée de vie, sans panne, et d’excellentes performances. Pour y contribuer, il va peut-être sélectionner une certaine huile moteur avec des additifs, ou des pneus spéciaux. Dans notre cas, quand nous fabriquons une guitare et que nous l’équipons de cordes, nous n’avons pas vraiment moyen de savoir si le musicien qui la ramènera chez lui sera le premier ou le dixième à avoir posé ses mains sur elle. Nous ne savons pas si elle sera vendue à deux pas de notre usine, dans une boutique locale, ou si elle traversera la moitié du monde en bateau avant d’atterrir dans un magasin de musique. Avec cela à l’esprit, nous voulons utiliser des cordes qui sauront tenir bon face à l’adversité, et qui délivreront une jolie réponse neutre en réaction au jeu du guitariste qui essaiera l’instrument. Au-delà de cette période de rodage initiale, de nombreuses options sympas s’offrent à vous sur le plan musical. Avec certaines de mes guitares, j’utilise des cordes non enduites car j’aime leur texture, j’aime les sensations qu’elles m’offrent. Elles me sont très familières. Cela signifie que je dois changer mes cordes très souvent si je ne veux pas d’un son terne ; mais même là, dans un contexte donné, j’aime bien avoir un son plus terne.
Autre exemple : j’ai une vieille basse dont je me suis servi sur de nombreux enregistrements, et je l’ai équipée avec ce que l’on appelle des cordes à filet demi-rond. Ce n’est pas un filet plat ou un filet ruban comme une corde de guitare jazz ; ce n’est pas un filet rond comme une corde de guitare acoustique ou électrique ; c’est entre les deux. À peine sorties du paquet, elles ont déjà un son poussiéreux, un peu terne. Sur cette basse-là, j’adore le son qu’elles me permettent d’obtenir. Elles sont parfaites pour cet instrument.
Une corde plus terne, qu’est-ce que cela implique en termes de jeu (on peut faire le lien avec la nouvelle AD27e Flametop), et comment cela modifie-t-il le style de jeu d’un musicien ?
Sur le plan mécanique, certaines cordes vont atténuer un pourcentage des harmoniques aigus. Le résultat audible : un « zing » un peu moins métallique. Un ingé son dira qu’elles n’ont pas autant de sifflement, d’attaque transitoire ou de présence. Le contenu harmonique aigu donne de la définition à une note, la limitant de façon nette et audible du début à la fin. Quand cette qualité est tempérée, le musicien entendra pour chaque son un début et une fin plus douce, plus lisse. Un peu comme si vous entendiez davantage de bois, moins de métal. Cette chaleur attirera le musicien dans une direction très différente selon la manière dont il articule les cordes.
Qu’est-ce qui t’oriente vers les designs que tu choisis de fabriquer ? Je suis sûr que de nombreuses choses t’inspirent et t’influencent. Tu es actif sur le plan musical, tu as de nombreux amis artistes avec lesquels tu joues, tu te tiens au courant de ce qui se passe dans l’univers de la musique… Comment intègres-tu toutes ces données à tes propres idées pour les traduire en un design que tu vas finir par concrétiser ?
Les décisions conceptuelles présentent de nombreuses facettes ; en effet, quoi que l’on crée, il faut découvrir les matériaux avec lesquels tu vas travailler. J’ai rarement entendu un fabricant dire « Je veux construire ce design, et je vais à présent simplement trouver le bon matériau pour le faire. » Certaines décisions peuvent être pragmatiques, comme travailler avec ce que tu as sous la main, ou avec un approvisionnement en quelque chose qui soit fiable et sain. Dans le même temps, je cogite et je reviens sur des sonorités ou des applications musicales spécifiques que j’ai entendues ou appréciées. Peut-être vais-je songer à un groupe de musiciens délivrant certaines sonorités et s’orientant vers un sentiment, une émotion ou un style de jeu uniques qui garantirait le bon usage d’un matériau. Je vais ensuite envisager ce qui viendrait en complément : la bonne forme pour ce bois ou cet objectif musical, la bonne tonalité, la bonne finition à appliquer, les bonnes cordes à installer. Ça devient une recette en soi. C’est un peu comme si un chef cuisinier tombait sur un ingrédient unique et se demandait « Qu’est-ce que je peux faire d’intéressant et de savoureux avec ça ? ».
En parlant d’ingrédients disponibles, je voulais te parler de notre emploi des bois urbains et de notre volonté d’opérer selon un mode plus responsable, plus éthique. Nous voulons employer des matériaux qui seront disponibles pour nous. L’Urban Ash en fait partie. Tu as envie de continuer dans cette voie ?
Cette volonté de s’impliquer dans les initiatives de foresterie urbaine demeure une aventure enthousiasmante pour nous. Quand nous avons commencé à travailler avec les bois urbains, c’était l’un des projets que nous poursuivions parce que nous savions qu’il le fallait, même si c’est étonnamment onéreux à faire au départ, et qu’on dirait que ce n’est pas complètement viable. Malgré les obstacles, on avait l’impression que cela devait être fait, et quelqu’un devait se lancer. Au cours des années qui ont suivi nos premiers pas dans l’aventure, le concept s’est révélé être bien plus fructueux que ce à quoi je m’attendais en termes de qualité des matériaux proposés, ainsi que d’avantages que ce modèle de foresterie pouvait offrir pour le meilleur cas d’utilisation des troncs et de la réduction de la pression exercée sur les autres bois. C’est génial de commencer à atténuer les contraintes placées sur un matériau ou une source d’approvisionnement tout en augmentant notre portefeuille de bois grâce à des espèces supplémentaires, certaines provenant dorénavant de forêts urbaines. Cela signifie que cette initiative a des chances de se poursuivre, doucement mais sûrement, et que nous pouvons continuer à diversifier notre offre. En tant que luthier, c’est une situation saine et enthousiasmante.