Consacrer sa vie à la lutherie, c’est un peu comme consacrer sa vie à la musique. Un cycle prévisible de travail et de gratification, qui n’est pas aussi satisfaisant qu’il pourrait l’être dans d’autres domaines de notre vie : une période d’efforts, suivie d’une sorte de sentiment d’achèvement ou de réussite, comme le passage de la ligne d’arrivée dans une course.
Bien que ce sentiment d’anticipation et d’atteinte d’un but soit naturel, la fabrication de guitares et la composition de morceaux semblent appartenir à un parcours plus long en termes de continuité. Bien sûr, il y a la perspective et le plaisir de monter des cordes sur un nouvel instrument pour la première fois après avoir passé des heures, des semaines, voire des mois à l’atelier, ou de jouer une chanson inédite après l’avoir pratiquée de nombreuses fois. Toutefois, plutôt que l’achèvement naturel similaire à la ligne d’arrivée d’une course, cela ne représente que l’étape suivante sur une voie aux découvertes infinies.
Il n’existe aucun point indiquant qu’un instrument est véritablement terminé, tout comme on ne peut définir avec précision quand l’apprentissage de la musique touche à sa fin. Créer de la musique, comme créer des instruments, est une quête infinie du « plus » : plus de compréhension, plus de capacités, plus d’idées à explorer, plus d’instruments à construire. Le long du chemin, cela se traduit par des alternances microscopiques entre tâches et récompenses : coller une touche et en apprécier la bonne mise en place ; installer des frettes et admirer leur régularité ; gratter un nouveau jeu de cordes et écouter avec satisfaction la manière dont elles se succèdent sans heurts.
Pendant mon enfance et mon adolescence, mon père, charpentier, m’a souvent dit d’apprendre à aimer travailler, car le travail allait occuper une bonne partie de mon existence. Bien que ces mots aient facilement pu être pris pour une sombre résignation, ils représentaient au contraire un sage conseil, toujours empreint d’optimisme et d’opportunité. Le véritable message était un encouragement : il fallait apprécier et célébrer la myriade de petites tâches qui menaient à la concrétisation d’un projet plus beau, plus important. C’était parfaitement logique. Dans le cas de mon père, ses efforts, en tant que charpentier, finissaient par donner naissance à une magnifique maison. C’est un projet conséquent, mais qui peut être subdivisé en des milliers de petites tâches, chacune pouvant être appréciée clou après clou, planche après planche.
La fabrication d’une guitare relève également d’un gros projet, mais elle peut tout aussi bien être décomposée en de petites actions, chacune apportant une satisfaction qui lui est propre, tout comme apprendre et jouer de la musique.
Peut-être même davantage que le fait de construire des maisons ou des guitares, jouer de la musique est une aventure sans destination finale. J’ai eu le privilège de faire de la musique avec des virtuoses, et ce que j’ai appris avec l’ensemble de ces personnes, c’est qu’elles suivent toutes une quête sans fin. Il n’existe pas de moment où elles cessent de jouer après avoir appris tout ce qu’elles devaient savoir et joué tous les morceaux qui devaient être interprétés. Loin de là : les musiciens vont de l’avant, perfectionnent leurs compétences, se consacrent à de nouveaux styles et influences, puisant dans les sonorités pour contribuer à leur art. Quand j’étais à la fac, un professeur de musique a résumé cette idée en nous posant la question rhétorique suivante : “Combien de fois pouvez-vous vous entraîner à jouer une gamme de Do majeur, la plus simple de toutes les gammes ? Jamais assez.”
J’ai eu le privilège de faire de la musique avec des virtuoses, et ce que j’ai appris avec l’ensemble de ces personnes, c’est qu’elles suivent toutes une quête sans fin.
Avec cette idée de travail en constante évolution à l’esprit, il est facile de s’imaginer un univers de projets se réinventant continuellement, comme si seules les choses qui existent déjà peuvent être employées en tant que plateforme pour une nouvelle œuvre. Dans certains cas, c’est une excellente démarche. J’adore entendre l’une de mes chansons ou mélodies préférées remise au goût du jour grâce à une nouvelle interprétation ou instrumentation. En tant que luthiers, nous adorons nous pencher sur le fruit de notre travail et raviver un instrument favori en recourant à une nouvelle source d’inspiration et un look ou un son différent. Cependant, outre ces modèles existants, nous adorons le dynamisme dont ces ajouts inédits enrichissent notre portefeuille de produits. Une nouvelle création n’amoindrit pas la valeur d’un ancien modèle ni ne le rend obsolète ; de façon similaire, une chanson récemment écrite ne réduit pas la qualité d’un morceau préféré de longue date dans un répertoire. Elles enrichissent simplement le catalogue de choix dont nous disposons.
En contemplant notre dernière offre d’instruments, j’ai été confronté au nombre surprenant de modèles que nous proposions. Le simple fait de réaliser la multitude de versions différentes de guitares que nous fabriquions m’a presque submergé et, pendant un court instant, je me suis demandé comment nous en étions arrivés là. Tenir compte de chaque guitare sert en retour à nous rappeler qu’elles ont toutes un objectif et qu’elles sont le résultat de notre travail continu en tant que luthiers. Prendre soin de chaque touche, frette, table d’harmonie, manche ou corde est une petite tâche qu’il faut apprécier au cours de notre pratique de la lutherie. Certains de ces modèles sont les instruments préférés vers lesquels nous revenons de temps en temps. D’autres, comme nos nouvelles guitares Grand Theater en noyer ou en acajou, viennent enrichir la gamme en lui offrant des sonorités inédites et ce, pour notre plus grand plaisir. Notre nouvelle Grand Pacific, équipée d’une table en érable, fait office de dernière-née dans notre catalogue de guitares à table en bois dur mais révèle déjà un caractère qui n’appartient qu’à elle.
Qu’il s’agisse d’un nouvel instrument ou d’un modèle plébiscité depuis longtemps, nous, chez Taylor, avons le privilège de savourer toutes les étapes qui jalonnent la création de chacune de nos guitares. De plus, nous adorons entendre les morceaux que les musiciens tirent de celles qu’ils ont choisi pour les accompagner.