L’acajou est souvent surnommé le « roi des bois ». Employé par les peuples autochtones d’Amérique centrale et du Sud depuis des millénaires, cet arbre a été repéré par les Européens lors de la colonisation espagnole des Amériques ; il a été commercialisé à l’échelle mondiale dès le XVIIe siècle. Des importations régulières vers l’Europe, l’Amérique du Nord et, au final, dans le reste du monde, se poursuivent encore à ce jour. L’acajou commença à équiper les manches de guitares à cordes acier au début des années 1900 ; en effet, les luthiers américains remarquèrent que cette essence de bois était importée à New York pour la fabrication de moules en bois à des fins de moulage de fonderie de fer, ainsi que pour l’ébénisterie. Comme il était abondant localement, il était logique que des entreprises comme C.F. Martin l’emploient pour remplacer le cèdre d’Espagne : en effet, ses caractéristiques étaient similaires. Un siècle plus tard, l’acajou demeure le bois le plus usité pour les manches de guitare. De nos jours, il est également courant de le voir en orner le fond, les éclisses et la table.
Découpe des billes d’acajou à des fins d’exportation au Honduras britannique (rebaptisé plus tard Belize) (Source : The Handbook of British Honduras, Monrad Metzgen et Henry Cain)
« Ce que nous appelons une rose, sous tout autre nom… »
Comme de nombreux amateurs de guitare l’ont peut-être remarqué, le mot « acajou » est souvent suivi d’un terme descriptif, comme « à grandes feuilles », « du Honduras », « tropical », « néotropical », « véritable », « de Fidji », « des Indes », « africain » ou encore « des Philippines ». Cela peut prêter à confusion, d’autant plus que certains de ces exemples font référence à des espèces qui ne sont pas taxonomiquement liées : cela signifie qu’elles ne sont même pas du même genre. En gros… ce n’est pas le même arbre. Et pourtant, on les appelle de la même façon. Pourquoi donc ? Tout simplement parce que depuis son introduction sur les marchés internationaux, la popularité de l’acajou est restée telle que presque tout bois qui lui ressemblait et qui avait des propriétés physiques similaires était commercialisé sous ce nom.
J’ai acheté des bouteilles de vin mousseux commercialisé sous le nom de « champagne », mais qui n’était pas techniquement du champagne ; en effet, les raisins n’avaient pas été produits dans la région viticole de Champagne, en France, selon les règles de l’appellation d’origine contrôlée. Naïf que j’étais, je n’en avais aucune idée. Mais au risque de me mettre une nation toute entière à dos… Ça ne m’a pas dérangé ! Je l’ai bu pour célébrer la nouvelle année, et cela a eu l’effet escompté. Sur le plan historique, c’est comme ça que ça s’est passé avec le bois. N’oubliez pas que l’humanité n’a vraiment commencé à étudier les écosystèmes au sens large ou à mener des analyses au niveau des espèces, en particulier sous les tropiques, qu’après la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, jusqu’à encore récemment, quand il s’agissait de bois (notamment provenant des tropiques), presque tout le monde se complaisait joyeusement dans l’ignorance. Cela ne fait pas bien longtemps que quelques personnes s’en préoccupent…
Mais c’est en train de changer. Cela DOIT changer, car nous ne pouvons pas ignorer ce que nous savons dorénavant. La science nomme, décrit et classifie les organismes vivants à un rythme stupéfiant ; elle expose les variations comportementales, génétiques et biochimiques qui expliquent le fonctionnement de la vie sur Terre. C’est important, surtout à une époque où huit milliards de personnes dévorent les ressources naturelles de la planète à un rythme toujours plus soutenu.
Si vous croyez en des concepts comme le « développement durable », vous devez donc convenir qu’il nous faut comprendre quelles espèces d’arbres nous coupons, commercialisons et – bien évidemment – employons pour fabriquer nos guitares. Nous devons mieux appréhender nos besoins actuels par rapport à ceux passés, non seulement parce que c’est moralement correct (et qu’au final, notre survie peut en dépendre), mais aussi parce que la loi nous y oblige de plus en plus. Prenons un exemple : comme les lecteurs de Wood&Steel le savent peut-être, un nombre toujours croissant d’espèces de bois commercialisées sont inscrites sur la liste de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES). En tant que fabricant de guitares, il nous faut donc documenter exactement quelles sont les espèces de bois concernées (et leur genre) que nous importons, car nous devons remplir des formulaires et nous conformer à des normes de plus en plus nombreuses.
Je vais citer Bob Taylor : « C’est aujourd’hui qu’il est le plus facile d’acheter du bois pour des guitares ; demain, cela sera beaucoup plus compliqué. » Bob a raison, bien entendu, mais j’aimerais compléter sa phrase : « … plus compliqué, mais pas impossible. » En tant qu’entreprise, Taylor Guitars organise, numérise, suit et surveille son utilisation de bois comme jamais auparavant. Par conséquent, nous avons décidé d’aller de l’avant : dorénavant, nous écrirons simplement « acajou » lorsque nous décrivons nos guitares achevées, et laisserons de côté tout autre terme descriptif.
Je comprends que cela puisse sembler contre-intuitif. N’aurions-nous pas besoin de davantage de précision ? Laissez-moi vous expliquer notre processus de réflexion.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Pendant la colonisation espagnole des Amériques, la première espèce d’acajou remarquée par les Européens (Swietenia mahagoni) est celle que nous appelons couramment l’acajou de Cuba. On pense qu’elle a été observée pour la première fois sur cette île. L’arbre étant originaire de la biorégion des Caraïbes, il est parfois aussi appelé « acajou des Antilles ». Au cours des années qui suivirent, une seconde espèce, que nous appelons aujourd’hui l’acajou à grandes feuilles (Swietenia macrophylla), fut remarquée par les Européens au Honduras, dans les terres. C’est pour cette raison que les gens l’appellent parfois acajou du Honduras, même si l’espèce est implantée du nord du Honduras jusqu’au Mexique, et du sud du Honduras jusqu’au bassin amazonien. Son aire de répartition naturelle est considérable. Ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas parce que quelqu’un vous a dit que votre guitare était fabriquée en acajou du Honduras que ce bois provient réellement du Honduras.
L’étendue historique de l’acajou à grandes feuilles dans les Amériques
Petit aparté : une troisième espèce d’acajou (Swietenia humilis) pousse sur la côte pacifique d’Amérique centrale, mais c’est un arbre de petite taille et son utilité commerciale est limitée. Concernant l’acajou à grandes feuilles et son cousin de Cuba, c’est l’inverse. Au final, leur réputation de rois des bois ne découla pas d’une campagne de marketing. Elle s’est faite au fil du temps, en se basant sur leur fantastique stabilité et leurs épatantes caractéristiques lorsqu’il s’agit de les travailler. Des caractéristiques jugées si précieuses qu’en réalité, au fil des années et des siècles, ces bois ont été introduits en tant qu’espèces de plantation dans le monde entier. On trouve à présent du Swietenia (de Cuba, mais principalement à grandes feuilles) dans des contrées lointaines telles que l’Australie, les îles Fidji, Guam, Hawaï, l’Inde, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, les îles Salomon et le Sri Lanka. Les tentatives de plantation de ce genre en Afrique tropicale se sont avérées moins fructueuses, notamment en raison de son incapacité à se défendre contre certains insectes qui aiment déposer leurs œufs sur les nouvelles feuilles, entraînant finalement la mort de l’arbre.
Bob Taylor face à un acajou planté par les Britanniques aux îles Fidji
Mais attendez-voir, vous dites-vous… Si le Swietenia ne s’est pas bien adapté aux conditions d’Afrique de l’Ouest, pourquoi puis-je vois des guitares fabriquées en acajou africain ? Pour faire court : il existe plusieurs espèces d’arbres différentes poussant en Afrique de l’Ouest, génétiquement indépendantes, chacune présentant une espèce distincte et un genre spécifique. Elles étaient cependant suffisamment similaires pour qu’on leur attribue tout simplement le nom d’acajou. Le khaya (Khaya ivorensis), le sapelli (Entandrophragma cylindricum) et le sipo (Entandrophragma utile) sont des exemples de bois couramment commercialisés sous le nom d’« acajou africain », bien qu’aucun n’appartienne au genre Swietenia. Cela, en soi, ne veut pas dire que ces bois seront mieux (ou pas) pour la fabrication d’une guitare. Et non, personne ne vous a dupé·e : pendant longtemps, tout le monde considérait ces bois comme de l’acajou d’Afrique. À bien des égards, ils sont très semblables, bien que des luthiers chevronnés puissent avoir des préférences spécifiques pour certains détails de leurs guitares.
Bref récapitulatif
Nous avons donc vu que l’« acajou véritable », soit les arbres du genre Swietenia, étaient originaires des Amériques, et que les espèces « de Cuba » et « à grandes feuilles » étaient tellement prisées que leurs graines avaient été plantées dans de nombreux pays des tropiques, hors de leur aire de répartition naturelle. De nos jours, les manches de guitare Taylor sont souvent fabriqués à base d’acajou véritable cultivé dans les îles Fidji ; en ce qui concerne nos fonds et nos éclisses, nous recourons généralement à de l’acajou véritable provenant d’Inde, planté il y a bien longtemps comme arbres d’ornement le long des boulevards. De tels spécimens atteignent typiquement un diamètre conséquent et sont donc suffisamment gros pour nous permettre d’y découper un fond de guitare en deux parties. Quand on y repense… L’emploi de bois urbain par Taylor remonte à bien plus longtemps que 2020, lorsque nous avons introduit notre frêne mexicain (Urban Ash), ou 2022 avec notre eucalyptus sideroxylon (Urban Ironbark) ! Nous n’avions jamais pensé à le mentionner auparavant.
Un corps de guitare en acajou.
Nous avons également déterminé que plusieurs autres essences de bois de lutherie considérées comme de l’acajou n’étaient pas de l’« acajou véritable », car elles appartenaient à un genre différent. Le khaya, le sapelli et le sipo en sont des exemples. Enfin, pour compliquer un peu les choses, je soulignerai qu’à la fin des années 1980 et au début des années 1990, de l’acajou véritable (Swietenia) a été planté aux Philippines, mais qu’il existe depuis longtemps d’autres espèces issues d’Asie du Sud-Est, la plupart du genre Dipterocarp, qui sont commercialisées sous le nom d’« acajou des Philippines ».
Pourquoi cela est-il important ? Pour un guitariste, cela n’importe peut-être pas. La seule chose qui devrait compter, c’est de savoir si vous aimez ou non la guitare, indépendamment des bois qui la composent. Saisissez l’instrument et jouez-en. Est-ce que cela vous plaît ? Ne vous focalisez pas sur les arguments marketing qu’on a pu vous servir. Cependant, pour un luthier, ou pour quiconque qui importe du bois, ces informations sont fondamentales : en effet, nous devons répondre de l’origine de nos bois devant l’éthique et la loi.
Une réglementation plus stricte
À la fin du XXe siècle, alors que l’aire de répartition naturelle de l’acajou en Amérique centrale et du Sud était de plus en plus en plus défrichée ou dégradée, le traité multilatéral susmentionné visant à protéger la faune et la flore contre des niveaux insoutenables d’opérations commerciales mondiales, du nom de CITES, commença à se pencher sur la question. Au départ, le concept d’inscription d’une espèce de bois tant commercialisée fut controversé. Après plusieurs tentatives infructueuses, le Costa Rica, puis la Bolivie, le Brésil et le Mexique choisirent unilatéralement d’inscrire leurs populations d’acajou à grandes feuilles à l’Annexe III, moins contraignante. En toute franchise, avec une telle inscription, peu de gens (voire personne) n’avaient besoin d’y prêter d’attention. Cela changea du tout au tout en 2002 quand, à la suite d’une campagne très médiatisée menée par Greenpeace, la CITES vota l’inscription à l’Annexe II des « populations néotropicales de Swietenia macrophylla ». Les gouvernements et le secteur privé allaient devoir se conformer à des niveaux accrus de transparence et fournir davantage de documents.
L’histoire liant l’acajou et la CITES est utile pour deux raisons : elle marque une première étape dans le durcissement des mesures de protection des espèces de bois commercialisées de grande valeur ; de plus, elle explique également comment le terme « néotropical » s’est retrouvé dans le lexique des luthiers.« Néotropical » fait référence à une région zoogéographique d’Amérique du Nord, du Sud et centrale, au sud du tropique du Cancer. La distinction « néotropical » a son importance : en effet, la CITES a délibérément décidé d’exclure les plantations de Swietenia, même si elles sont naturalisées, introduites dans des contrées telles que les îles Fidji, le Bangladesh, l’Inde, l’Indonésie et les Philippines qui, à cette époque, étaient de grands importants exportateurs de bois cultivé en plantation. Tout aussi important : les espèces qui portaient le nom couramment usité d’« acajou » mais n’appartenaient pas au genre Swietenia, comme le khaya et le sapelli, étaient toutes exemptées.
Nouvelle normalité
Depuis l’inscription des populations néotropicales d’acajou à grandes feuilles à l’Annexe II en 2002, plusieurs autres espèces d’arbres ont également été répertoriées, dont de nombreuses essences de bois de lutherie. En 2017, l’ensemble du genre Dalbergia (palissandre) a été inscrit à l’Annexe II ; en 2022, l’un des acajous dits « africains », le khaya (Khaya ivorensis), y fut rajouté. Le pernambouc (Paubrasilia echinate), utilisé en vue de fabriquer des archets pour instruments à cordes, comme les violons ou les violoncelles, y avait été listé en 2007 ; cette inscription a été révisée en 2022. Nous ne pouvons pas savoir avec précision quelles seront les prochaines espèces commercialisées à être inscrites, mais il est évident que d’autres le seront. Parmi elles, certaines seront des essences de bois de lutherie, cela ne fait aucun doute.
Taylor Guitars continuera de s’impliquer dans les procédures de la CITES et surveillera les changements en termes de législation, tant sur le plan domestique qu’à l’échelle mondiale. Le monde évolue, et nous devons changer nous aussi. Comme je l’ai dit au-dessus, nous organisons, numérisons, suivons et surveillons comme jamais auparavant. Dans le cadre de ce cheminement, nous cherchons à faire des choix plus délibérés, plus cohérents, concernant les bois que nous employons. Ainsi, à l’avenir, s’il s’agit d’acajou véritable du genre Swietenia, nous l’appellerons simplement « acajou », indépendamment de l’endroit où il a poussé, que ce soit dans son aire de répartition naturelle dans les Amériques ou s’il a été planté il y a bien longtemps ailleurs sur la planète. Nous continuerons à appeler le sapelli « sapelli », bien que lorsque nous l’avons introduit pour la première fois sur notre série 300 en 1998, nous y avions pendant un temps fait référence sous le nom d’« acajou africain ». Ceci étant dit, rassurez-vous : grâce au numéro de série, nous suivons tout de près.